Sept heures. Les matines sonnèrent. Alistair se tira de ses draps et se prépara pour aller faire ses courses de la semaine. Nous sommes mercredi, et mercredi, c'est jour de marché au Vatican. Après avoir enfilé un accoutrement relativement simple comme il n'allait pas tout de suite au travail, le banquier enfila sa croix en argent de manière bien visible avant de saisir son pousse-pousse de marché et de s'extirper de chez lui.

Le grand soleil de cette matinée d'été le détourna de l'envie de prendre le tramway et c'est à pied et tranquillement que le banquier arriva sur la place du marché grouillante de monde.

Eleonora enfila en quatrième vitesse la première robe qui lui tomba sous la main et la jeune demoiselle fila sans demander son reste en direction de la porte de la demeure des Endrizzi, prenant simplement le temps d'attraper au passage le cartable contenant ses cours de la journée. Eleonora espérait sincèrement qu'elle ne serait pas en retard malgré le fait que son réveil avait décidé de briser, pour la première fois depuis plus d'un an, une routine réglée comme une horloge, justement.

Mais comme par hasard, le tramway venait de lui passer sous le nez à environ trente secondes près. Qu'à cela ne tienne, elle irait jusqu'au prochaine arrêt en croisant les doigts et en allant aussi vite que possible malgré la foule déjà immense sur la place du marché. Après tout, c'était Mercredi. À croire que Dieu la mettait aujourd'hui à l'épreuve.

Et son impression se confirma lorsque, alors qu'elle essayait d'éviter un étale qui avait eu la bonne idée de se mettre pile sur son chemin, Eleonora heurta violemment une masse qui appartenait certainement à un autre représentant de l'espèce humaine. C'est ainsi qu'elle se retrouva à essayer de rassembler frénétiquement feuilles de cours, polycopiés et autres schémas qui venaient de se déverser au sol, espérant les sauver des semelles des personnes autour d'elle qui s'en moquaient bien. Mais, et comme si elle était la seule fautive, Eleonora, concentrée sur ses feuilles, bafouilla des excuses à l'adresse de la personne qu'elle venait de heurter.

"P...pardon... Excusez-moi... Pardon..."

Tout à coup une masse chaude et tremblante le percuta. Il baissa les yeux, s'attendant à voir un gros chien lui aboyer dessus et partir d'un autre côté pour rejoindre son maître, mais son regard tomba sur le dos d'une jeune femme qui ne devait pas être plus âgée qu'Alicia et qui ramassait prestement une dizaine de papiers tombés au sol sous le choc.

« Faites attention ou vous allez » répliqua-t-il froidement en tirant son pousse-pousse vers lui, serré comme une anguille dans ce merdier.

La jeune femme, contre toute attente, se confondit en excuses et lorsqu'il aperçut furtivement son visage, il se demanda si elle n'allait pas se mettre à pleurer. Haussant les sourcils, il resta là comme un con à regarder la jeune demoiselle ramasser ses papiers. Certains furent la proie des passants qui les piétinèrent tout simplement. Quelques légumes tombaient des paniers et traçaient de jolies fleurs de toutes les couleurs sur les feuilles blanches.

« Quelle idée de passer par ici un jour de marché quand on est pressé » siffla-t-il avec mépris.

Eleonora parvint à sauver le plus important, pour ce qui est du reste, elle ferait des photocopies si besoin. Ce n'était pas comme si cela intéresserait ses étudiants, de toute façon, mais bon. Après avoir rangé aussi soigneusement que possible ses feuilles dans son cartable, qu'elle tenait désormais serré contre elle pour éviter de revivre cette mésaventure, Eleonora se releva, croisant pour la première fois le regard de la personne qui lui faisait face. À ce moment, la jeune demoiselle esquissa un mouvement de recul tout en baissant la tête.

Il ne la connaissait certainement pas, mais elle, elle le connaissait. Comment pourrait-il en être autrement ? Tout le monde avait déjà vu au moins une fois le visage d'Alistair Allaway. Et, à la réputation de l'homme, Eleonora aurait bien voulu se cacher immédiatement dans un trou de souris. Même si c'était quelque chose qu'elle avait envie de faire à peu près tout le temps.

Pourquoi elle s'amusait à courir au milieu d'une place du marché bondée ? Elle aurait bien voulu répliquer au banquier qu'elle n'avait pas vraiment le choix puisque le prochain arrêt du tramway s'y trouvait, mais elle en fut bien incapable. Alors, elle se contenta d'encaisser.

"Je... j'ai raté le tramway... alors... d...désolée..."

Alors elle n'insista pas. Eleonora sentait qu'à bafouiller des excuses elle s'enfonçait encore plus, comme d'habitude. Du coup, elle fit ce qu'elle savait faire le mieux : prendre ses jambes à son cou afin d'échapper au banquier. Du moins c'est ce qu'elle espérait.

Le banquier était certain d'avoir croisé la jeune femme mais il ne se rappela pas où ni dans quelles circonstances. Tandis qu'il cherchait dans ses souvenirs, la jeune femme s'évertuait à sauver le plus gros de ses affaires des pas impitoyables des passants qui, en cette période de baisse des prix, tueraient pour un carambar.

Ah oui, il se souvenait maintenant : elle figurait parmi ses nombreux clients qui avaient contracté un prêt chez lui un an plus tôt et qui ne parvenaient pas à le rembourser. C'est vrai qu'un modeste salaire de professeur ne pouvait compenser la constante hausse des taxes. Quelque chose d'humide colla contre sa peau et Alistair remarqua avec horreur qu'un panier repas s'était éclaté sur sa chemise autrefois d'une blancheur éclatante. On ne vendait pas cela ici...Alistair s'en saisit avant de l'ouvrir et découvrit la framboise responsable de la grosse tâche rouge, ainsi qu'une carte de transport. Le nom et la photo étaient sans équivoque.

Le banquier se retourna et plongea une main leste dans la mare aux anguilles qu'était devenue cette foule en quelques minutes avant de saisir la jeune femme par le col.

« Je crois que vous avez oublié ça. »

Il prit le panier repas en papier kraft et le colla contre la poitrine de la jeune femme avant de la saisir par le bras et de l'entraîner avec violence hors de la foule, comme un petit pantin. Lorsque enfin ils atteignirent un endroit respirable, le banquier fulminant se tourna en direction de la jeune femme.

« Vous venez avec votre stupidité de tâcher une chemise qui vaut bien trois fois votre salaire, petite sotte. Je doute que vous pouviez rembourser votre connerie étant donné l'état actuel du remboursement de votre prêt. Vous allez devoir trouver une solution. Vite. »

Son visage n'était plus qu'à quelques centimètres de celui de la jeune femme.

« Très vite. »

Au moins elle venait de récupérer son repas du midi, même si en l'état elle allait sûrement devoir être vraiment en retard pour se changer et espérer être présentable. Même si là, elle avait d'autres soucis que sa robe qui était passée du blanc au rose. Et, pour tout dire, Eleonora ne comprenait absolument pas ce qu'il se passait. Enfin, si, elle pouvait comprendre qu'il soit énervé à propos de sa chemise, mais...

"U...un... prêt ? Mais... mais... je n'en ai pas... fait... je... je ne comprends pas..."

Tremblante alors que l'homme était un peu trop proche d'elle à son goût, les larmes commencèrent à monter aux yeux d'Eleonora alors que la demoiselle tentait de remettre de l'ordre dans ses pensées afin de comprendre ce qui était en train de lui arriver. Quelle chance elle avait. Et puis l'éclair de génie au milieu de la peur.

Parfois, la demoiselle oubliait qu'elle avait un pouvoir qui, pour le coup, était vraiment une bénédiction pour elle, tant il lui servait souvent à se sortir de situations de ce genre. À peine le temps de cligner des yeux, et la lumière autour d'eux se faisait joueuse et réverbérait une étrange illusion aux yeux du banquier : une belle chemise qui apparaissait immaculée. Comme il était pratique de pouvoir faire mentir le regard des gens.

Eleonora, toujours tremblante, en profita pour reculer, espérant que sa petite illusion calmerait le banquier et qu'elle pourrait enfin envisager d'aller travailler.

La lumière aveugla soudain ses yeux de sorte qu'il dut les fermer quelques instants et recula par réflexe. Lorsque sa rétine s'habitua enfin à la lueur environnante, il baissa les yeux sur sa chemise et en voyant sa blancheur alors qu'elle était autrefois tâchée par un horrible fruit, elle parut soudain immaculée. Haussant les sourcils, il renifla cependant l'odeur du fruit en question et perçut de nouveau l'humidité poisseuse qui collait contre sa peau.

Relevant la tête, le regard enflammé, il découvrit la petite demoiselle, morte de peur aux yeux gorgés de larmes qui ne demandaient qu'à sortir. Sa méchanceté sans empathie n'en fut que décuplée et il recula suffisamment pour buter contra un établi. Une douleur lui vrilla le dos et son pousse-pousse s'écrasa à terre. Le choc rompit l'illusion et sa belle chemise blanche redevint tâchée et terriblement terne.

La douleur ne fit que le rendre davantage en colère.

« Alors il s'agit peut-être d'un membre de votre famille. Je connais assez bien mes clients pour me souvenir de chacun de leur nom et de ce qu'ils me doivent. Je suis certain que vous avez quelque chose à voir dans cette affaire et croyez-moi, si vous vous en sortez maintenant, vous ne l'emporterez pas au paradis. »

Il planta sa main dans sa poche avant d'en sortir un mouchoir dont il se servit pour tenter d'éponger la tâche mais ne fit que l'étaler davantage. Abandonnant, il leva un regard noir sur la jeune femme.

« Prêt ou pas prêt, vous risquez de toute façon d'en faire un pour me rembourser le dégât stupide que vous venez de faire sur mon bien. »

Raté. Elle aurait peut-être mieux fait de carrément disparaître et de l'éviter ensuite pour le restant de ses jours. Parce qu'en l'état, la situation était encore pire, d'autant qu'elle était désormais accablée de tous les maux du banquier. C'était tellement facile après tout, tant elle était incapable de répondre quoi que ce soit. Tentant de reculer d'un pas salvateur, Eleonora manqua de tomber, encore une fois. Il aurait peut-être été préférable pour elle de rester au lit, au final. Mais, en l'état, elle ne voyait plus qu'une solution pour avoir la paix. Subir, encore, flancher, toujours. La demoiselle baissa les yeux, fixant le bout de ses chaussures.

"C...combien..."

Même si ses parents n'allaient pas en voir la couleur sur leur salaire, dont ils décidaient de toute façon eux-mêmes, elle sentait que l'ambiance à la maison ce soir allait être fantastique.

"Combien... vous faut-il...?"

Satisfait, Alistair se dressa de toute sa hauteur pour surplomber la petite souris vaincue qui se ratatinait en ravalant ses larmes. N'importe qui aurait pu être touché devant une telle scène, même vue de l'extérieur par les centaines de passants qui observaient le tableau du coin de l’œil. Mais tous purent également observer une énième preuve de l'absence d'empathie du banquier. De cette ordure qui soi-disant sauvegardait le business de l'Etat en ruinant ses habitants. En pleine conscience de son pouvoir, personne n'agit.

Doucement, presque tendrement, l'homme lâcha son mouchoir à terre et se pencha en direction de la jeune femme avant de saisir son petit menton doux et rond d'une pince froide de ses deux doigts durs. Son regard glacé plongea dans celui de la demoiselle et y fouilla les moindres recoins de son âme comme une épée tranchante fouillant dans les entrailles d'un éventré.

« L'argent seul ne sauvera pas l'humiliation que vous venez de produire par votre maladresse, mademoiselle. »

Il se redressa froidement avant de relâcher le menton de la jeune femme.

« Je pense qu'il ne serait pas trop demander qu'en contrepartie, vous donniez un peu de votre temps à la banque. Vous feriez ainsi une bonne action envers l'Etat dont vous venez d'éconduire un grand représentant, mais en plus le salaire que vous auriez gagné pourrait me permettre de renouveler ce bien. »

Il baissa les yeux vers le visage terrifié.

« Qu'en dites-vous ? »

Il était évident qu'il ne lui laissait pas le choix.

Et elle était pourtant prête à sortir son chéquier et à rembourser ce qu'il lui faudrait. Mais non, ça ne suffisait pas. Ça ne suffisait jamais quand il s'agissait d'elle, après tout, pourquoi s'en priver ? Eleonora ne disait et ne faisait jamais rien, autant en profiter et en profiter jusqu'au bout. Alors la demoiselle écouta, écouta. Les yeux baissés elle commença à serrer les dents, plus fort, plus fort. Tremblante. Cette fois elle pleurait vraiment, il fallait bien que ça sorte. Elle en avait assez. Elle n'avait pas demandé à ce que son réveil déconne, ni à rater son tramway. Ce n'est pas elle qui avait décidé de mettre le jour du marché pile ce jour-là, ni même de placer l'arrêt suivant pile à cet endroit. Mais pourtant c'était elle qui subissait. C'était toujours, toujours la même chose. C'est aux derniers mots du banquier que la dernière goutte tomba, faisant déborder l'océan qu'était Eleonora la petite victime. Elle recula.

"NON !"

Elle plaqua une main pâle sur son visage parcouru de larmes.

"Non, non, non, non, non, non, NON ! Laissez-moi tranquille... Laissez-moi..."

Et, obéissant à ses lèvres tremblantes, la lumière à ses côtés s'agita avant de prendre la forme d'un éblouissant faisceau lumineux qui déchira l'air dans un silence de mort, passant tout près du banquier et manquant de peu d’anéantir le toit de trois ou quatre boutiques avant de disparaître comme il était apparu.

Le temps de cette apparition qu'elle n'avait ni prévue, ni contrôlée, la lumière, sa meilleure amie, avait rendu Eleonora invisible, le temps pour elle de s'éloigner en titubant aussi rapidement que possible, son cartable serré contre son cœur palpitant, revenant sur ses pas pour aller là où elle se sentait bien. Et à l'abri.

Dans un lit qu'elle n'aurait vraiment pas dû quitter aujourd'hui et dont elle ne manqua pas de profiter des replis protecteurs dans lesquels elle pouvait se noyer. Elle mettrait les cours du jour sur le site de l'université, ce ne serait pas la première fois.