Les cloches retentissent soudain. Les oreilles se dressent et les yeux se baissent. Les fidèles, un à un, ou par groupes, sortent de leur maison et grimpent dans les tramways pour se rendre à l'Eglise. Bientôt les serpents de métal se succèdent et s'attroupent devant le parvis. Les cloches ne cessent de sonner comme un ordre divin et accompagnent de leur chant monotone les centaines de personnes qui se pressent à l'entrée du grand édifice.

Ca y est, les lourdes portes s'ouvrent en grinçant. La foule se déverse dans le ventre de l'Eglise dans un concert de murmures pas plus hauts les uns que les autres. Bientôt les bancs se remplissent. On attend tranquillement, sa Bible à la main. On discute tranquillement, sans affolement. Le calme et la sérénité emplissent les lieux, comme si les plus indécis se retrouvaient soudain en sécurité dans les bras de l'édifice. Le Pape est très attendu et sa place reste vacante au niveau de l'autel. Tout à coup les portes se referment et le silence se fait. La flamme des bougies tremblote et soudain, Il apparaît.

Le Pape s'était préparé depuis l'aube aux célébrations du soir qui ponctueraient la journée du premier novembre. C'était un exercice auquel il se prêtait depuis sa prise de pouvoir aux côtés de Dieu qui lui avait donné la force nécessaire à la réalisation de son rêve et de ses ambitions. Sa journée s'était donc résumée aux quatre murs de son bureau au cœur même de la cité du Vatican, dans ses appartements privés, les éclats de voix des trois Saints qui l'épaulaient comme seul son brisant le profond silence qui l'entourait.

Et le soir était finalement arrivé, et il avait quitté les murs de la forteresse qu'était le Vatican pour se rendre jusqu'à la basilique Saint-Alexandre, là où se rassembleraient bientôt de nombreux fidèles venus écouter ses paroles. Ses si puissantes paroles.

Il était entré, il était apparu, illuminant les ombres de la basilique en même temps que les bougies, se tenant désormais face à cette foule qui n'attendait que lui. Détendu, c'est avec un large sourire qu'il les salua.

"Bonsoir à tous et soyez les bienvenus, mes amis !"

D'un ton chaleureux, il acheva d'illuminer les lieux en même temps que les dernières lumières s'allumaient.

"J'ai beaucoup réfléchi aujourd'hui et, avant de débuter notre cérémonie du jour, j'ai décidé d'innover. Oui, mes chers amis, j'ai décidé que, pour bien commencer cette soirée, le mieux était encore de vous laisser la parole ! Alors, allez-y, venez, approchez-vous. Amour, joie et peine, je vous invite à venir l'exprimer ici-même, à moi, mais également à vos camarades présents ici, avec vous !"

Sur ces mots, son regard se posa furtivement sur les croisés qui, dans l'ombre, l'entouraient. Bien évidemment, les idées qui défilaient dans la tête d'Alexandre IX étaient nombreuses.

De menus applaudissements retentirent dans la salle à la suite du bien grand discours de Andrew Wilder. Alistair trouva qu'il en faisait un peu trop quand même. Ca pue le fric ce discours. Ah, tiens, d'ailleurs il évoque le pognon, ça serait pas mal qu'Alistair aille mettre le nez dans cette affaire ? Tenu silencieux depuis le début, le fidèle se leva, alors que tout le monde restait assis, pensant ne pas pouvoir surpasser le Croisé. Des murmures retentirent dans l'Eglise, répercutés dans le gosier de pierre de celle-ci.

Le banquier s'avança jusqu'à l'autel et s'inclina respectueusement devant le Pape. Il se présenta devant le microphone à son tour, prêt à mettre sa petite touche de perversité dans l'esprit pur et insouciant de tous ces fidèles naïfs qui le dévoraient des yeux.

« Mesdames, Messieurs, je ne prétends pas parler mieux que mon prédécesseur, mais je ne peux qu'approuver ses dires. La Périphérie du Vatican demeure en folie depuis trop longtemps et perturbe l'équilibre de notre foi. Nous ne pouvons laisser faire cela.

Mais est-il pour autant nécessaire de laisser venir à notre rencontre ceux qui ne sont pas d'accord, pour bousiller leurs vies alors qu'un bon repas nous attend le soir dans une cuisine chauffée ? Non. Allons nous même à la rencontre des habitants de la périphérie, prenons le problème par la racine et au lieu d'essayer d'endiguer ses conséquences, prenons ses causes à bras le corps pour pouvoir faire du Vatican un havre de paix digne de l'attention de notre Seigneur. Nous sommes ses envoyés, nous devons lui faire honneur.

C'est pourquoi je sortirai de cette Eglise avec le but sincère d'aider à la reconstruction de la Périphérie. Je mettrai en place des moyens financiers nécessaires afin de la rénover et d'assurer un meilleur environnement à ses habitants. Fidèles, mesdames, messieurs, joignez-vous à moi dans la propagation de la parole de notre Seigneur, et allons ensemble vers l'avenir. »

Ce qui devait arriver arriva finalement. Aucune surprise toutefois, tant cette invitation à s'exprimer, ce déferlement d'hypocrisie -il le savait bien- était en fait une invitation, là aussi, trop belle pour être ignorée, à ses opposants. Qu'ils s'expriment, qu'ils parlent, qu'ils fassent entendre le son de leur voix. D'un geste de la main, le Pape apaisa les ardeurs des Croisés présents à ses côtés et qui s'étaient progressivement agités durant le discours de l'homme, leur signifiant d'éviter tout excès de zèle qui ne jouerait pas en sa faveur. De l'autre main, c'est la foule des fidèles qu'il apaisa, alors qu'une rumeur avait commencé à la parcourir, mi-outrée, mi-craintive.

"Allons mes amis, allons, restons calmes. Ne faisons pas de cette belle tribune un prétexte au jugement arbitraire de nos frères et sœurs, et encore moins à l'étalage de notre haine et de nos rancœurs personnelles."

Le regard du Pape se posa sur l'homme qui avait fait tant d'effet à l'assemblée et éclipsé les discours d'Andrew et Alistair. Il avait soutenu le regard plein de haine qui s'était posé sur lui, et il le soutiendrait encore.

"Mon ami, je comprends que ce jour puisse raviver en vous de terribles souvenirs, comme je peux comprendre qu'il vous faille trouver un responsable à votre colère et à votre chagrin. Alors appelez-moi meurtrier et souhaitez ma perte si cela peut vous aider, j'accepterai humblement d'être la cible de vos foudres."

Sur ces mots, les yeux d'Alexandre IX se posèrent sur les fidèles présents dans la basilique.

"Toutefois, je ne peux pas décemment vous laisser souhaiter et promettre l’anéantissement de ce que j'ai, avec l'aide de chaque personne ici présente, construit. Êtes-vous conscient qu'en faisant cela vous promettez de les priver d'une paix que tous méritaient depuis bien longtemps et de laquelle ils peuvent désormais jouir avec bonheur ? Je ne pense pas qu'il s'agisse là de ce que nos amis ici-présents souhaitent."

Un sourire bienveillant s'était progressivement dessiné sur son visage alors qu'il s'était à moitié mis à s'adresser à la foule, de laquelle émanait désormais une rumeur approbatrice. Qu'est-ce que la masse pouvait bien avoir à faire de quelques sacrifices si cela leur permet d'accéder au bonheur ? Ils préfèrent les ignorer, les oublier. Triste vérité, il est bien vrai. Mais une réaction humaine qui l'aidait bien dans ses plans, dans sa mission.

"Ah, mais excusez-moi, je m'emporte ! J'imagine que messieurs Wilder et Allaway aimeraient également vous répondre et converser avec vous, dans l'amour et le respect qu'impose ce jour, bien évidemment."

Alicia était au tout premier rang. Pas derrière le Pape Alexandre IX, ni à ses côtés, non. Elle était là tout autant pour veiller au bon déroulement des célébrations que pour s'abreuver des paroles de son père de cœur. Même si, connaissant le programme, elle savait qu'elle allait surtout s'abreuver des paroles des autres. Alors, c'est un petit sourire qu'elle esquissa lors des interventions d'Andrew et Alistair, connaissant bien les deux personnages. Mais après tout, les bonnes paroles ne faisaient parfois pas de mal à entendre.

Mais celles de l'homme, vieillard oserait-elle même dire, qui avait à son tour parlé, plurent beaucoup moins à la jeune Sainte. Alicia se retint de se lever, par respect pour le Pape, et pour éviter de faire trop de grabuge. Elle se connaissait, un peu trop sanguine et impulsive lorsqu'il s'agissait de ce sujet sensible. Il était pour elle inconcevable de remettre en cause les idées du Pape, qui étaient également les siennes, celles qu'elle défendait et pour lesquelles elle faisait régner l'ordre. Elle décida toutefois de prendre la parole après la réponse du Pape, s'adressant directement à lui, (elle le pouvait bien après tout), et quittant son siège.

"Votre Sainteté, je ne sais pas quelles terribles épreuves cet homme a bien pu traverser, mais je pense qu'il n'a plus toute sa tête et qu'il serait préférable pour lui d'être aidé par le personnel compétent de notre hôpital béni par Saint Luc. À moins que vous ne souhaitiez réellement continuer à converser avec lui, mais j'ai bien peur que cela soit là peine perdue."